Sérendipité

Les actes du colloque de Cerisy en 2009 offrent une vision riche et renouvelée du "hasard heureux". On comprend que l'on peut en faire une attitude d'esprit très utile à la recherche, voire même une méthode : développer sa sensibilité aux lacunes de connaissances, formuler des hypothèses, les tester, les modifier, pratiquer la pensée divergente plutôt que convergente, disperser son attention, travailler avec son intuition, utiliser le raisonnement inductif... (F. Danver p. 199-207, 2011).

Ces textes sont une heureuse rencontre car ils correspondent parfaitement à ma façon de faire, mon goût de faire, même. Et cette recherche autour des traces de la présence de l'armée romaine dans la toponymie s'est développée dès le départ par un enchaînement de hasards que j'ai évoqués (le site de Tintignac à Tulle, des constats au fil de déplacements, des découvertes à la lecture des cartes IGN comme celle de Quintaine à Clessé). Mais aussi parce qu'elle a continué à se développer de cette façon et que j'ai alors commencé à en penser la méthode :

- dans le domaine de la planimétrie et de la toponymie : débusquer des formes toponymiques nouvelles en examinant des sites (voies routières ou navigables, carrefours, oppida, mines...) et en cherchant des associations avec des toponymes déjà reconnus.

Le cas de Chanteraine est intéressant. Je l'ai rencontré pour la première fois sur la carte de St-Pierre de Sémilly, site que j'avais déjà étudié, au bord de la voie près de St-Lô, sous la forme Canterreine.La BDnyme interrogée sur le Géoportail IGN renvoit des formes proches. J'ai donc étudié ainsi Chantereyne sur le port de Cherbourg que j'ai alors trouvé associé à un Amont Quentin, forme que je connais bien (généralement sous la forme Mont Saint-Quentin, par exemple à Metz, autre nom de la colline Ste-Croix). La localisation du port antique de Coriallo fait débat. L'alignement des deux toponymes sur le site actuel laisse à penser qu'il y avait déjà une activité à cet endroit même.

Cherbourg-Octeville, port Chantereyne et Amont Quentin, Géoportail IGN.

 

J'ai ensuite étudié la plupart des Chantereine / Chanteraine de la BDnyme et leur localisation semble confirmer leur relation avec une activité antique. Ils sont en particulier presque tous proches d'une voie routière ou navigable, parfois d'un site majeur. La commune de Chanteraine près de Nasium, par exemple, cité  implantée en dessous de l'oppidum des Leuques (Boviolles) et en bordure de la voie Reims-Toul.

           

Situation de Chanteraine (réunion de 3 communes en 1973 - il ne s'agit pas d'un nom de village, le toponyme n'est pas situé) près de l'oppidum de Boviolles et du site de Nasium (Géoportail IGN) et Blason de la commune.

 

Il est amusant de voir qu'ici comme pour le port de Cherbourg et sans doute bien d'autres lieux, dans l'imaginaire et dans l'étymologie sérieuse ("cantu ranaru"), Chanteraine / Chantereyne est "chante-grenouille" (Titre d'un livre de l'historien local de Cherbourg, Robert Lerouvillois).

Or, comme le disent bien Peck van Andel et Danielle Bourcier, les deux organisateurs du colloque de Cerisy en 2009 : "L'observation surprenante doit être suivie d'une explication pertinente, qui l'intègre à une théorie ou crée un nouveau paradigme".

Quel nouveau paradigme peut remplacer celui du chant des grenouilles ?

 

- l'étude des connaissances actuelles de l'histoire de l'armée romaine peut peut-être éclairer nos recherches ; Pierre Cosme reprend dans son récent ouvrage L'armée romaine, Cursus Colin 2007 une hypothèse de Robert Marichal concernant une mention sur un ostraca de Bu Njem, Lybie (p.150) : "Les quintanarii cités dans le rapport journalier rédigé sur l'ostracon n° 22, semblent avoir correspondu à des militaires à l'entrainement ; ils tireraient ce nom de la fréquence de celui-ci, fixé tous les cinq jours." Et il signale la forte proportion de l'effectif concerné. Dans l'article publié par R. Marichal (Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 123e année, N. 3, 1979. pp. 436-452.), celui-ci rapporte : "Une des nouveautés de nos rapports est le mot quintanari ; c'est l'un des services les plus importants : sur vingt-trois rapports complets, il n'y en a que cinq où il n'y ait pas de quintanari, et c'est le service qui mobilise les plus gros effectifs".

Mais Hélène Cuvigny nous donne d'autres informations à propos de « Quintana, la femme métamorphosée en taxe » (Corrigenda pour la réédition de la route de Myo Hormos) et un autre papyrus mentionne un misthotes quintanos Meisinaton qui pourrait être un fermier des taxes de Misène. Le rapprochement avec les recherches de Jocelyne Néris-Clément sur les Beneficiarii (et stationarii en général) nous fait nous interroger sur nos Quintanarii : n'étaient-ils pas plutôt des soldats affectés à la surveillance des routes commerciales, la police des marchés et à l'encaissement des taxes ?

 

- dans le domaine linguistique, sans prétendre à des connaissances approfondies, il me semble important de faire quelques recherches  (évolution des mots, phonétique...) pour mettre à l'épreuve certaines intuitions ; l'une de ces intuitions est que les toponymes Cantereine / Chanteraine... pourraient être de lointains dérivés de Quintanarii. Quel que soit le sens véritable de ces Quintanarii, il s'agirait de soldats en garnison... et non de grenouilles chantantes... C'est un tout autre paradigme.